À la recherche d’un nouveau modèle d’organisation et de management chez Michelin

Après la mise en oeuvre d’un schéma très rationnel, le Michelin Manufacturing Way, la productivité a beaucoup augmenté, mais la démotivation s’est fait jour. Les ouvriers et la maîtrise se sentaient pris dans des contraintes inhibantes. Le Groupe a lancé un projet pour responsabiliser les acteurs de l’entreprise en partant du bas vers le haut de la hiérarchie. Bertrand Ballarin, chargé du projet, a proposé d’en organiser une première étape avec trente-huit îlots de production dans dix-huit usines. Cette phase ayant donné des résultats convaincants, au bout de douze mois, cinq sites ont reçu pour mission de voir comment il était possible de généraliser les expériences des îlots démonstrateurs, de faire évoluer le fonctionnement des structures d’appui (méthodes, relations entre les niveaux hiérarchiques, etc.) et d’imaginer de nouveaux principes de direction. C’est une vraie révolution que Michelin engage, avec patience et humilité, tout en faisant face à la complexité inhérente aux très grandes entreprises et en conservant l’empreinte d’une histoire de plus d’un siècle.

Je viens du service public : saint-cyrien après des classes préparatoires littéraires, diplômé de Sciences Po Paris (section service public), officier de l’armée de terre pendant trente ans, où je réfléchissais à la prospective des engagements dans la configuration stratégique issue de la chute du mur de Berlin. J’ai rejoint Michelin en 2003, d’abord dans une usine de Clermont-Ferrand, comme chef de projet des organisations responsabilisantes – c’était un sas pour me faire découvrir ce qu’était la fabrication d’un pneu. Puis j’ai pris la direction, quatre ans durant, de l’usine de Bourges, que le Groupe envisageait de fermer, où j’ai fait mes armes dans le domaine des relations sociales (nous étions 1 200 et sommes arrivés 500, mais l’usine existe toujours, et c’est une fierté). Après quoi j’ai été chargé de relancer les performances de l’usine de Shanghai, une joint-venture avec une société d’État chinoise, pendant quatre années encore. Michelin m’a ainsi offert deux expériences
complémentaires, me permettant de travailler d’abord sur les techniques de management industriel et sur la relation sociale, puis sur le système de production et la performance industrielle. Lorsque j’ai commencé à savoir diriger une usine, on m’a rapatrié à Clermont-Ferrand pour me confier les politiques du personnel appliquées à la population ouvrière du Groupe, soit environ 67 500 personnes, et prendre la direction du projet
de responsabilisation. Il m’a été demandé de réfléchir, dans le même temps, à la transformation du modèle de relations sociales Michelin – modèle non écrit, éminemment culturel – que Jean-Dominique Senard, le directeur du Groupe, souhaitait faire évoluer, ce qui m’a valu de prendre la responsabilité des relations sociales du Groupe en juillet 2013.

Créer un lien social fort entre pairs adapté à une identité forte

Les relations sociales, loin de se limiter au dialogue entre partenaires sociaux, s’étendent, de notre point de vue, à l’ensemble des relations dans la communauté humaine formée par l’entreprise. Notre démarche de responsabilisation est ancrée dans une conception collective de la responsabilité et, si nous réussissons, elle doit se traduire par un lien social professionnel fort – et pas seulement de “machine à café” – entre pairs, au sein de nos équipes, qu’elles soient ou non affectées à des tâches de fabrication.

Michelin, fondée en 1889, fut l’une des premières entreprises françaises qui adoptèrent l’organisation scientifique du travail, dès les années 1919-1920, ce qui explique la présence d’un corps d’organisateurs industriels dont la renommée s’étend bien au-delà de nos frontières. Mais la séparation entre tâches d’exécution, d’une part, et tâches de conception et de résolution des problèmes, d’autre part, n’a pas empêché Michelin, depuis 1927
et la mise en application des « idées de progrès », d’associer les exécutants à la résolution des problèmes ou à la conception des progrès, en partant du principe, cher à Édouard Michelin l’aîné, que « ceux qui font savent précisément ce qu’ils font ». Autre paradoxe : si les usines étaient dirigées de façon stricte, les méthodes de pilotage opérationnel étaient très peu standardisées. Chaque usine développait son propre système de management de la performance et du progrès, avec un tronc commun – la démarche de progrès continu
Michelin. Cette hyper-décentralisation s’est parfois traduite, au milieu des années 1990, par des difficultés pour l’entreprise, face auxquelles la direction générale a dû réagir.

Aujourd’hui, après la grande phase de croissance et d’internationalisation de la seconde moitié du XXe siècle, Michelin emploie 112 000 personnes, vend sa production dans 170 pays, et possède 68 usines, dans 17 pays, qui fabriquent principalement des pneumatiques, mais aussi des élastomères chimiques, des moules de cuisson et divers procédés. Nous produisons chaque année quelque 184 millions de pneus, qui équipent tous les véhicules,
de la bicyclette aux avions, en passant par les engins de chantier miniers (dont les pneus mesurent 4 mètres de diamètre). Nous représentons un peu moins de 14 % du marché en valeur ; mais la bataille n’est pas tant entre les trois grands (Good Year, Bridgestone et Michelin), qu’entre ceux-ci et une pléiade de petits manufacturiers spécialisés, très agressifs sur les segments où ils sont présents. Notre chiffre d’affaires voisine les 22 milliards d’euros, avec un résultat opérationnel de 2,6 milliards d’euros en 2015, et notre grande préoccupation est aujourd’hui de poursuivre notre croissance.

Nous tentons d’inventer, patiemment et prudemment, un modèle qui nous soit adapté, qui nous permette de dépasser les limites du système classique de management, auxquelles nous touchons. Le “commandement-contrôle” nous semble toujours pertinent, mais la manière de l’exercer doit changer, et ouvrir, dans une certaine mesure,
la responsabilisation des différents échelons. Les managers, même si leur rôle évoluera, subsisteront. Nous ne cherchons nullement à faire l’économie du management de ligne.

La responsabilisation est un processus. Responsabiliser, c’est conférer un certain pouvoir d’action (droit de décider par soi-même) et allouer des ressources dont l’utilisation responsable sera laissée libre, mais c’est aussi savoir exiger des comptes, sur les décisions prises et leurs conséquences. C’est l’indispensable complémentarité des mots empowerment et accountability, alors que la notion de responsabilité est trop souvent
traduite ou résumée par le second de ces deux termes, qui, à trop le privilégier, conduit à ce que Paul Ricoeur nomme la responsabilité-imputabilité. Gardons-nous des dérives qui consisteraient soit à imposer une obligation de rendre des comptes sans donner de véritables moyens d’agir, soit, au contraire, à accorder ceux-ci sans
mettre en place des dispositifs obligeant de rendre compte. Dans une grande organisation compliquée, dont l’histoire a fortiori est plus que centenaire, ni l’un ni l’autre ne vont de soi.

Correspondants et organisation responsabilisée

Le processus de responsabilisation a été lancé dans les années 1990, à partir de certaines de nos usines en Allemagne et aux États-Unis, où des managers se sont posé la question de leurs leviers de compétitivité interne et de l’amélioration de leur productivité. Les théories nées dans l’après-guerre sur les high performance teams, les équipes autonomes, etc., déjà mises en oeuvre à grande échelle en France et à l’étranger, n’avaient pour ainsi
dire pas été pratiquées chez Michelin. Nous avons procédé par expérimentations, par essais-erreurs, et sommes parvenus à la conclusion qu’il était préférable d’éviter une présence trop constante du management de ligne. Nous avons donc décidé que nos agents de maîtrise, qui faisaient les trois-huit, ne travailleraient plus que
la journée, tandis que, bien sûr, les équipes de fabrication continueraient à travailler en permanence selon les mêmes systèmes de rotation. Ainsi, durant les deux tiers du temps, un îlot de fabrication – c’est-à-dire un lot de machines avec des équipes qui s’y succèdent vingt-quatre heures sur vingt-quatre – travaillerait-il sans maîtrise.

En Allemagne, le management de contact a “fondu”, et certains îlots de fabrication ont atteint jusqu’à cent personnes pour un seul agent de maîtrise. Les États-Unis se sont appuyés sur la notion de manufacturing professional, qui consiste à incorporer dans les équipes des compétences leur permettant de résoudre par elles-mêmes leurs problèmes techniques.

Nous avons mis en place des correspondants, attentifs à la sécurité, à la qualité et au flux. Il s’agissait d’ouvriers comme les autres, travaillant aux mêmes tâches, mais qui passaient en moyenne trente minutes sur une journée de huit heures à régler différents problèmes, à établir une interface entre l’équipe de fabrication, le management et les services supports, qui, en somme, animaient l’équipe. C’était un rôle, non une fonction, qui n’était pas rémunéré. Nous considérions que les correspondants seraient reconnus à travers leur progression de carrière et l’épanouissement personnel né du lien social différent qu’ils mettaient en place avec leurs collègues ou avec le management. Nous nous sommes vite aperçu que les correspondants étaient d’extraordinaires ouvriers et que le “bol d’air” que nous leur donnions dans une succession de tâches répétitives à haute cadence produisait sur leur engagement, leur moral, leur motivation, leur conscience de l’entreprise, des effets extrêmement positifs. Édouard Michelin a donc très rapidement suggéré que nous nous lancions dans l’aventure. C’est ainsi que nous avons commencé à formaliser la notion d’OR, c’est-à-dire d’îlot d’organisation responsabilisée.

Nous avons obtenu de beaux résultats, mais avec deux populations : les correspondants, qui trouvaient là un vrai levier d’engagement, et les autres.

Management autonome de la performance et du progrès

Dans les années 2004-2005, la direction du Groupe s’est interrogée sur l’inexistence d’un système de production global d’entreprise. Et jusqu’en 2010-2011, d’énormes efforts ont été consentis pour la mise en place d’un système de management homogène de la performance et du progrès qui puisse valoir des États-Unis à la Chine. Nous n’avions pas auparavant développé d’outils de type kaizen, connus chez Toyota. Nous avons rodé notre nouvelle organisation, puis l’avons déployée top down, de haut en bas. En 2011, nous avons eu la satisfaction de constater un gain de 30 % de productivité en cinq ans.

Cependant, cette nouvelle organisation était très rigide et uniformisée. Nous avions bénéficié du système mécanique mis en place, mais il lui manquait encore l’intelligence et le coeur – ce que certains milieux nomment engagement et d’autres forces morales. La bonne humeur des ouvriers à l’atelier, dont nous étions très fiers, s’était émoussée, et les agents de maîtrise exprimaient un certain mécontentement. Les responsables d’îlots avaient le sentiment de ne plus avoir de temps pour leurs équipiers. Aussi la direction a-t-elle demandé que la Michelin manufacturing way, malgré son succès, soit complétée, et que l’organisation responsabilisante soit réactualisée. Un délai de deux ans fut fixé pour que l’entreprise revienne à cet égard aux niveaux atteints avant l’introduction des nouvelles normes de production ; une réflexion fut lancée pour pousser beaucoup plus loin
la responsabilisation des îlots, sur les bases d’une franche autonomie dans les équipes.

À ce stade, seuls étaient concernés les ouvriers des usines et non les 40 000 autres personnels de l’entreprise – son secteur “tertiaire” comme nous disons, faute de mieux. C’est ainsi qu’est né le management autonome de la performance et du progrès (MAPP), soit l’adjonction au système de pilotage que nous venions de créer de la notion d’autonomie. La première originalité de notre démarche fut d’avoir directement consulté les ouvriers : nous avons demandé à trente-huit îlots de fabrication, dans dix-huit usines, représentant tout l’éventail de notre production, de réfléchir à la mise en oeuvre de cette autonomie, en répondant à une question : « De quoi seriez-vous capables, en termes de décision, sans intervention des agents de maîtrise, en termes de résolution de problèmes, sans dépendre des maintenanciers ni des régleurs, techniciens et autres organisateurs industriels ? et à quelles conditions ? » Mille cinq cents personnes se sont investies dans cette démarche.

Nous avons visité chacune des usines concernées, longuement rencontré leurs équipes de direction pour qu’elles n’interfèrent pas dans l’expérience. Seuls étaient maintenus les objectifs annuels de l’« îlot démonstrateur ». La validation viendrait de la performance industrielle réalisée, sans qu’en soient modifiés les indicateurs, et du moral des équipes, tel que nous le mesurons tous les ans par une enquête auprès des personnels intitulée
Avancer ensemble, à tous les niveaux de l’entreprise. Notre approche, même si la performance importe, n’est pas strictement utilitaire, elle est aussi humaniste, et nous le revendiquons.


La “maille” de l’usine et l’extension du modèle au “tertiaire”


Nous n’avons pas cherché à dresser un catalogue de bonnes pratiques, mais à mesurer le degré d’autonomie auquel peut parvenir un îlot de fabrication ordinaire. En décembre 2013, nous avons présenté nos résultats au comité exécutif. Il nous a semblé que l’émotion ressentie par les équipes d’ouvriers se transmettait à l’équipe de direction, où quelqu’un a eu cette formule : « Nous tenons là le moyen de devenir ce que nous rêvions d’être sans y parvenir totalement. » De l’assentiment général, ces expériences ressemblaient à l’entreprise. Encore fallait-il les poursuivre et les généraliser, à la “maille” – à l’échelle – du site, c’est-à-dire au premier niveau où une vraie capacité d’autonomie est possible dans toutes les fonctions nécessaires à une communauté humaine industrielle : relations humaines, qualité, technique, production…

Nous avons obtenu cinq sites, en France, en Pologne, en Allemagne, au Canada et aux États-Unis. Attention ! Il ne s’agit pas d’un projet de déploiement jalonné. Nous sommes très éloignés de la méthode de conduite du changement préconisée par John Kotter, de cette mécanique inexorable qui consiste traditionnellement à créer un sentiment d’urgence et de danger, à communiquer massivement, à rechercher rapidement des gains et à les généraliser. Nous pensons, au contraire, que si l’expérience connaît le succès, elle se propagera naturellement. Nous avons donc demandé au comité exécutif que les sites retenus aient du temps – quatre ou cinq ans – et avons décidé de les protéger, de ne pas en faire des vitrines, de les laisser travailler, de les accompagner, en poussant leurs directions à réfléchir – sans leur donner les clés d’un déploiement de la méthode. Nous voulons
que les conducteurs du mouvement opèrent une réelle transformation personnelle. Le volontariat est au fondement
de cette démarche.

Un fossé risque toutefois de se creuser entre des sites de plus en plus responsabilisés et une structure de Groupe très centralisée, prescriptive et encore bureaucratique par bien des côtés. Nous avons donc demandé au comité exécutif l’autorisation de sortir le projet du secteur secondaire et de l’étendre à l’ensemble des fonctions du Groupe. L’accueil fut à cet égard plus contrasté. Des chantiers d’expérimentation ont été lancés avec ceux que nous avions convaincus dans des entités non industrielles (par exemple, la ligne produit de pneus agricoles, la ligne métier qui fabrique les moules de cuisson, la direction groupe des systèmes d’information, la direction du personnel). Cette extension au tertiaire nous a permis d’affiner notre modèle et d’en déterminer les principaux marqueurs. Maintenant, nous connaissons les grands principes de fonctionnement du modèle Michelin de responsabilisation, et nous les avons présentés, il y a dix jours, au comité exécutif.
La responsabilisation fait désormais partie des quatre axes de progrès du Groupe, aux côtés de la transformation de notre service aux clients, de la simplification et de la digitalisation. Tentée dans un premier temps dans nos activités de fabrication, elle a été “adoubée” pour l’ensemble de l’entreprise. Et Michelin pourrait être la première
société industrielle internationale de cette taille à travailler dans cet esprit de responsabilisation non seulement au niveau de l’exécution, mais aussi à celui de la vie collective et de la gouvernance du Groupe.

Débat

Défense et illustration des îlots démonstrateurs

Un intervenant : Lorsque vous avez lancé la phase d’expérimentation, vous avez interdit aux îlots de communiquer entre eux, afin sans doute de permettre qu’ils déploient leur imagination de façon autonome. Quelles sont les initiatives locales qui ont le plus frappé le comité de direction ? Dans les usines, souhaitiez-vous changer l’articulation des relations entre niveaux hiérarchiques, les critères de gestion de l’évaluation, ou certains outils de management comme le reporting ?

Bertrand Ballarin : Dans l’industrie sévit la manie du benchmarking ; on considère comme une perte de temps d’inventer ce qui existe ailleurs. C’est un point de vue que je ne partage pas. Nous avons pensé que les trente-huit îlots démonstrateurs, s’ils communiquaient, allaient finir par calquer leur comportement les uns sur les autres. Nous avons levé cette interdiction de communiquer au bout de six mois, car les îlots étaient parvenus à un degré
de maturité qui leur permettait désormais de s’enrichir et non de s’appauvrir en communiquant.

Nous mettions au point un processus très automatisé de fabrication de pneus pour des véhicules de tourisme. La perte de matière “à cru”, c’est-à-dire avant la cuisson du pneu, était considérable. Nous ne disposions que d’un seul îlot démonstrateur travaillant selon ce procédé, dans une usine canadienne. Ses pertes ont diminué de 30 % par rapport à celles des autres îlots non démonstrateurs sur ces chaînes d’assemblage aux machines complexes.

En Allemagne, nous comptions, parmi nos démonstrateurs, un îlot chargé de découper des nappes de tissu métallique avant l’assemblage du pneu cru. L’usine expérimentait, elle aussi, un procédé de fabrication automatisé (de pneus destinés aux poids lourds). Les quantités produites et les temps de production, conçus pour que la machine soit correctement approvisionnée, étaient déterminés par un planning central. Mais ces objectifs sont établis sur des valeurs moyennées d’aléas, dont la variabilité, dans cette phase de mise au point, est très importante. En conséquence de quoi, la machine manquait de produits. L’îlot démonstrateur a engagé le dialogue avec l’atelier d’assemblage, et ce sont les équipes d’opérateurs elles-mêmes qui ont réglé le problème, sans que
les agents de maîtrise ou les techniciens du planning n’interviennent directement. Elles ont ainsi réorganisé l’ordre dans lequel étaient réalisées les découpes. Un mois plus tard, la régularité du flux était rétablie.

Nous avons résolu des problèmes survenus lors de la cuisson de certains de nos pneus en fournissant à l’îlot démonstrateur concerné une check-list non seulement pour ses propres machines, mais pour celles de l’atelier d’assemblage, qui le précède dans la chaîne d’opérations, et les solutions sont mises en oeuvre sans intervention de l’encadrement.
Nous réalisons des gains significatifs sur le taux de rendement synthétique. Nos flux sont compliqués et nos baisses du rendement synthétique sont dues pour un tiers à des attentes d’intervention, ce que savent ceux qui ont vraiment fréquenté les ateliers.

Dans l’usine, nous encourageons les équipes de direction et de management des ateliers à intégrer elles-mêmes une démarche responsabilisante, en l’occurrence à travailler avec le niveau hiérarchique supérieur plutôt qu’à donner des ordres au niveau inférieur. Nous incitons les chefs à « évacuer le territoire de la décision » pour que s’y investissent leurs subordonnés. C’est la première mutation à laquelle nous devons parvenir dans ce que
nous nommons la structure.
La deuxième mutation est psychologique ou mentale : nous voudrions que cette structure se déplace d’une posture de prescription à une posture de développement de la capacité de “ceux qui font” à résoudre leurs problèmes. Nous proposons à nos techniciens d’abandonner aux équipes des décisions qu’ils sont aujourd’hui seuls à prendre. Le système de production, pensé pour éviter les aléas, a pour résultat paradoxal de générer
du temps d’attente, qui peut devenir du temps disponible pour la responsabilisation, sans gêner la productivité, bien au contraire. Et nous savons, grâce à Taiichi Õno, le père du système Toyota du just in time, qu’il ne faut jamais charger une unité de production au-delà de 80 %.

Goût du secret et cohésion

Int. : Dans les années cinquante, à Clermont-Ferrand, où j’étais lycéen, il se disait que Michelin, entreprise familiale non cotée, utilisait son propre système métrique, afin que personne ne divulgue ses procédés de fabrication, et formait ses propres ingénieurs, pour qu’ils n’essaiment pas sur le marché du travail. On racontait que des couleurs étaient attribuées aux couloirs et aux employés. Lorsqu’un employé jaune était surpris dans un couloir rouge, il était licencié. Les explications étaient techniques : le caoutchouc et le pneu ne sont pas des objets scientifiques
mais bricolés, comme la gastronomie, dont il faut préserver les secrets. Lorsque le général de Gaulle, chef de l’État, est venu à Clermont-Ferrand, sa visite s’est effectuée sous la haute surveillance de l’entreprise… Comment Michelin est-il passé de la tyrannie pharaonique à la démocratie athénienne, quoiqu’on devine quelques restes de la première, comme en témoigne l’interdiction de communiquer faite aux îlots démonstrateurs ? Ce qui me rappelle un autre
souvenir. On prétendait que lorsqu’un problème surgissait chez Michelin, on le soumettait à trois équipes différentes, qui bien sûr ignoraient chacune que les deux autres avaient été consultées, et ne sauraient jamais quelle solution la direction retiendrait…

B. B : Cette interdiction de communiquer fut passagère. Et décidée pour le bien de l’entreprise et de ses employés ! Il s’agissait d’empêcher les équipes de faire l’économie de la créativité. Dès le quatrième mois, nous avons au contraire encouragé la communication, et mis en place des visioconférences mensuelles auxquelles participaient des représentants des trente-huit îlots linguistiquement compatibles, et au sixième mois, nous avons ouvert un réseau social dédié à l’intérieur du réseau Michelin, qui s’est doublé d’une autre communauté, sur l’ensemble de la démarche de responsabilisation. À partir du mois de juillet, nous avons demandé aux personnels des îlots de filmer leurs expériences pour les séminaires de fin d’année.
Je ne suis chez Michelin que depuis treize ans. Autant dire que je suis nouveau. Néanmoins, je sens, tous les jours, la force de l’identité Michelin. C’est un levier sur lequel je m’appuie dans la démarche de responsabilisation, qui, j’en suis persuadé, rendra l’entreprise réellement agile. Mais c’est aussi un élément de souffrance pour certains, les arbitrages nécessaires de la gouvernance moderne ne se mariant pas naturellement avec cette identité.

Int. : Lorsque j’y suis entré, c’est François Michelin qui accueillait les nouvelles recrues dans l’entreprise. Après un silence de plusieurs minutes, il posait quelques questions : « Qui est l’inventeur du pneu X ? » Il citait alors le nom d’un ouvrier, qui, las d’essuyer les remarques hors de l’usine parce que les pneus Michelin s’usaient trop vite et coûtaient trop cher, avait eu l’idée d’adjoindre à la gomme un produit qui en augmenterait la résistance. C’est ainsi qu’avaient commencé les recherches qui menèrent à la sortie du pneu à carcasse radiale (ou pneu X),
en 1949. Le même François Michelin aimait à répéter l’adage « Deviens ce que tu es ». Les ingénieurs commençaient par un stage en atelier, suivi d’un autre dans le circuit commercial. Cela prenait du temps, mais assurait des assises solides. Les familles Michelin, Puiseux, Durin, Rollier qui se succédaient à la cogérance de l’entreprise, dégageaient beaucoup d’authenticité. C’est encore François Michelin qui, lors d’un salon de l’automobile, avait affirmé que la voiture n’était qu’un « accessoire du pneumatique »…

B. B : Lorsqu’Édouard Michelin est mort en mer, j’étais à Bourges, ancien bassin de l’armement, ville “sinistrée”. L’usine que je dirigeais avait été la plus importante du groupe, avec 4 300 personnes. Les ouvriers savaient le sort qui attendait cette usine, où ni les machines ni les retraités n’étaient plus remplacés. La CGT était forte, dominée par la LCR. Eh bien, lorsque j’ai annoncé le décès du patron aux personnels rassemblés, les gens pleuraient.

Int. : La veille de l’inhumation, des centaines de personnes sont venues, tôt le matin, à la chapelle funéraire, à Clermont.

De la coopération des syndicats et du moral de l’encadrement

Int. : Avez-vous associé – et comment – les syndicats au processus ? quel est le poids, dans celui-ci, des différences culturelles d’un pays à l’autre ? Les réticences de l’encadrement ne douchent-elles pas l’enthousiasme de la base ?

B. B. : Lorsque j’ai présenté le projet dans les trois usines allemandes concernées, en 2013, le secrétaire du comité d’entreprise était présent, chaque fois, lors de la réunion avec l’équipe de direction. Aux États-Unis, nous n’avions pas de syndicats dans les usines concernées. En France, les organisations syndicales se sont montrées peu intéressées, parce que la fonction de représentant n’avait pas de conséquences salariales directes.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car nous avons fait travailler le comité d’entreprise européen, notamment sur le système de reconnaissance et de gestion de carrière susceptible d’accompagner une montée en responsabilité et l’intégration à l’intérieur des équipes de fabrication de spécialistes techniques ouvriers. L’une de nos cinq usines pilotes, au Puy-en-Velay, où la CGT est très présente, a intégré les organisations syndicales au comité de suivi.
Les risques d’enlisement dans le tertiaire peuvent être conjurés par la méthode. Modestement, nous nous efforçons , à chaque niveau, de faire comprendre aux gens qu’ils prennent des décisions qui ne devraient pas leur revenir et ralentissent toute l’organisation, parce qu’ils n’ont pas le temps, fondamentalement, de les prendre
toutes. Chaque niveau de direction doit définir son domaine réservé et s’y maintenir. Ce domaine doit être le plus petit possible. Le reste devient l’espace de la décision appartenant naturellement à l’échelon inférieur.

Int. : Comment cette évolution est-elle vécue par les personnels de maintenance ou les responsables des contrôles de qualité ?

B. B. : Diversement, car agents de maîtrise, chefs d’atelier ou techniciens qualité craignent qu’on ne veuille les éliminer. Dès lors qu’ils sont rassurés, leur loyauté prévaut. Mais il faut aussi les recentrer sur leur vrai métier, qui est d’analyser les pannes, de collecter des données statistiques pour permettre des progrès de fond et non de parer au plus pressé lorsque survient un dysfonctionnement. Les enquêtes d’engagement, auxquelles le taux
de réponses est supérieur à 85 %, affichaient généralement un écart entre cols bleus et cols blancs d’environ 15 % ; ainsi, en 2013, le taux de satisfaction des seconds était-il de 81 %, et celui des premiers de 68 %. Les résultats de 2016 montrent un dépassement des cols blancs, dont la satisfaction s’effrite légèrement, n’atteignant que 80 %, par les cols bleus, chez qui la progression est significative, puisqu’ils sont satisfaits à 81 %.

Un modèle topologique plus qu’un référentiel de pratiques

Int. : L’esprit Michelin à Shanghai est-il le même qu’à Clermont-Ferrand ?

B. B. : Les Chinois ressemblent aux Français. Bien sûr, les différences culturelles existent, mais je crois, avec Simone Weil qui y consacre une part de L’Enracinement, qu’existent aussi des besoins vitaux de l’âme humaine, qui ne diffèrent pas d’un pays où est présent Michelin à un autre. Ce sont les pratiques qui sont culturelles. Et nous nous gardons de décrire notre modèle à partir d’un référentiel de pratiques. Nous établissons, ce qui
est très différent, des marqueurs de la responsabilisation. Peu importe la façon d’y parvenir pourvu qu’ils apparaissent.

Int. : L’importance d’un échelon se mesure dans les bureaucraties à ce qu’il n’a pas le temps de faire…

B. B. : Lorsque le chef a évacué l’espace de la décision, l’équipe sait qu’elle doit agir dans cet espace de façon autonome. C’est bien entendu valable pour les équipes de direction. En supprimant la validation par l’instance supérieure, nous n’isolons pas les personnes face à leurs responsabilités. Au contraire, l’équipe cesse d’être une juxtaposition d’experts en relation individuelle avec le niveau hiérarchique supérieur, pour devenir un collectif
fédéré par ses missions et ses objectifs dans lequel la fonction de miroir, de conseil, de sécurisation de l’individu responsable est assumée par la délibération collective. La responsabilité demeure individuelle, mais avec une solidarité gouvernementale, pour continuer à filer la métaphore politique, instaurée au sein de l’équipe. C’est par cette méthode que l’on peut inciter les managers à accepter la subsidiarité. Domaine réservé et collégialité permettent de protéger tant l’entreprise que les individus.

Intersections des espaces de décision et numérisation

Int. : Ne pourrait-on définir la subsidiarité comme une délégation montante et non descendante ? Quelle est la place de la digitalisation dans le processus ?

B. B. : Nous pratiquons d’une certaine manière cette délégation inversée, mais de façon croisée. L’éclairage du chef est important, car ce dernier peut appartenir à deux équipes. Ainsi mon chef appartient-il à la fois au comité exécutif du groupe et à la direction du personnel. Je peux, techniquement, décider certaines choses, après délibération. Mais dans certains cas, mon chef, même s’il me fait confiance, ne peut me laisser prendre ces décisions sans en informer ses pairs, en l’occurrence, le comité exécutif. L’exemple vaut à tous les échelons et illustre en partie le principe de domaine réservé. Cela dit, la subsidiarité est chez nous une nouveauté. Nous sommes entrés dans une deuxième vague de la digitalisation, dont la responsabilisation constitue le grand enjeu. Jacques Ellul annonçait déjà, en 1982, dans Changer de révolution – L’inéluctable prolétariat,  que la micro-informatique serait un fantastique instrument de libération, d’association et de mobilisation des intelligences, et c’est tout l’inverse qui s’est passé, comme il le constate dans Le Bluff technologique, publié quelques années plus tard. La première vague de digitalisation a mis en place un instrument de surveillance de tout et de chacun. L’enjeu de la nouvelle vague de numérisation est précisément d’en faire ce qu’elle peut être : un instrument qui met ensemble les intelligences, les maille, et en libère les flux.

Créer de l’agilité dans un monde conditionné

Int. : Pensez-vous que tous les collaborateurs de Michelin puissent être des acteurs du projet ? Ceux qui n’ont pas l’agilité requise ne se trouvent-ils pas marginalisés ? Ceux qui l’ont voient-ils au contraire leur carrière s’accélérer ?

B. B. : Peu de personnes, et moins encore en montant les échelons hiérarchiques, semblaient répondre aux attentes formulées par le projet, car notre conditionnement et la vitesse élevée du travail ne favorisent guère la remise en question de nos interactions avec autrui. Pour que se révèle cette agilité, il faut surtout ne rien décréter, mais identifier les impatiences, puis aider les personnes qui s’engagent à vaincre les réticences, avec leur propre  équipe, en cherchant à faire bouger les échelons de base. Les gens se révèlent, dans un système qui décante après être entré en vibration. Malheureusement, pour certains, la mutation est impossible…

Michelin Way

Int. : Êtes-vous allé vous informer au Japon, chez Toyota ? ou chez Valéo ? Vous avez indiqué que vous ne souhaitiez pas relier le processus à la rémunération, mais il fait nécessairement évoluer les qualifications et les systèmes de formation…

B. B : Nous sommes allés chez Toyota, et avons été rejoints par des gens de chez Valéo, par exemple. Chez nous, un ouvrier reste quarante ou quarante-cinq ans, ce qui lui laisse le temps de parcourir, au mieux, trois échelons de classification. En vertu de l’organisation scientifique du travail, les postes sont très découpés ; il en résulte, mécaniquement, un écrasement de l’espace de progression de carrière. Le système que nous tentons de mettre
en oeuvre nous offre la possibilité de croiser une gestion par poste et une gestion par compétence. Dans chaque équipe, les gens ont un coefficient lié à leur poste, mais les compétences effectives acquises hors poste au titre d’une expertise technique particulière (maintenance, réglage, qualité d’obtention, organisation industrielle) ouvrent droit à des points qui permettent de franchir des coefficients, voire de passer le plafond de verre des trois échelons. La démarche globale de responsabilisation impacte également la structure globale de la rémunération – avec le jeu des rémunérations variables, individuelles, collectives, avec le partage du profit, etc. Nous sommes dans une phase d’étude, qui comprend aussi des enquêtes de terrain.

L’équilibre aux limites et en toutes choses

Int. : En responsabilisant toujours plus les personnes et en leur permettant de prendre toujours plus de décisions, ne constatez-vous pas de nouvelles demandes en termes de carrière, de développement, de mobilité ?

B. B. : La responsabilisation comprend aussi celle des individus sur leur propre carrière, qui, à vrai dire, en est la clé. Ce modèle, et nous en avons conscience, est l’inverse du modèle traditionnel Michelin. C’est encore l’une de nos grandes fiertés d’appartenir à une entreprise dont le service du personnel gère les carrières de tous ses membres, et c’est même l’une des raisons qui poussent les gens à nous rejoindre. Michelin a cette réputation
de “bien s’occuper” des carrières.

Int. : Le service du personnel a la particularité de n’être pas composé de spécialistes des relations humaines, bien au contraire…

B. B. : Effectivement. Les gestionnaires de carrières que sont les membres du service du personnel de Michelin proviennent de tous les métiers de l’entreprise. Cependant, nos collaborateurs doivent aussi, avec plus de liberté, commencer à imaginer leurs carrières. Charge à nous de fixer de bons principes plutôt que d’innombrables règles.

Int. : On parle beaucoup de l’entreprise libérée à laquelle vient d’être consacrée une première thèse à l’université de Paris-Dauphine et qui alimente en France un débat clivant et malheureusement réducteur. Isaac Getz, le père de la notion, est-il intervenu chez vous ? Quelle est votre position ?

B. B. : Je ne souhaite pas, personnellement, m’inscrire dans des querelles, dont, par ailleurs, je comprends les raisons. Le livre d’Isaac Getz, que j’ai lu bien après que nous avons lancé le chantier de l’organisation responsabilisante, m’a parfois ouvert l’esprit ou alerté, sur la notion de cadre, notamment. Je ne considère pas que j’emmène Michelin, dans la limite des responsabilités qui m’ont été confiées, vers l’entreprise libérée, mais je ne m’en démarque pas non plus. Je ne rejette pas plus le lean management. Je ne veux pas créer une opposition qui me semble artificielle. Nous tentons, pour Michelin, au sein d’une équipe, de trouver des solutions correspondant à notre histoire et à ce que nous sommes.

Docte ignorance

Int. : Votre expérience militaire éclaire-t-elle votre action chez Michelin ?

B. B. : L’armée a deux réalités : celle de la “vie de caserne” et celle des opérations. La première, souvent pyramidale et hiérarchique, la seconde, par essence décentralisée. Je me suis vu confier le commandement du 2e régiment de hussards, dont la dissolution était prévue à courte échéance, à moins de transformer cette unité de blindés en unité de renseignement opérationnel. Je disposais d’une certaine somme et d’une grande liberté d’action. Je n’avais aucune expérience du renseignement opérationnel. J’ai donc découvert la vertu du commandement considéré du point de vue de l’ignorance. Des dirigeants suffisamment ignorants, mais qui voudront bien donner l’impulsion, pour reprendre un terme de cavalerie, et faire confiance à ceux qui savent, sont une condition de la responsabilisation.

Présentation de l’orateur 

Bertrand Ballarin : saint-cyrien, IEP Paris (section service public), École de guerre et ancien auditeur de l’IHEDN (Institut des hautes études de Défense nationale) ; a fait une carrière d’officier dans l’Armée de terre de 1974 à 2003 ; il entre chez Michelin fin 2003 et prend la direction de deux sites : Bourges, puis Shanghai ; de retour en France au printemps 2012, il prend en charge
la démarche de responsabilisation au niveau du Groupe et les politiques du personnel appliquées à la population des agents (ouvriers) ; il est responsable des relations sociales du Groupe depuis juillet 2013.

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