Prospectives – LA VALEUR NUE – Eranos

Interview de Stéphane Hugon, socialogue, co-fondateur d’Eranos

 

Il existe une sagesse, qui, d’antique mémoire, privilégie le temps long, le silence, et donne une valeur appuyée à ce que les musiciens appelle le soupir. Le soupir est une disposition de l’esprit, car il accorde une valeur au vide, au rien, à l’entre deux. Les entreprises d’aujourd’hui font cette étrange redécouverte, car il existe une valeur dans l’attente, dans l’imminence, dans le souffle. Or, notre culture du business a longtemps été fascinée par le plein, la chose en elle-même, quantifiable, rapide, et qui rentre dans un tableur.

 

Ainsi, dans les transformations de nos marchés, nous avons été très attentifs aux crises, aux transformations, aux brutales mutations. Nous aimons les revirements, les décisions fortes – nous préférons les effondrements bruyants aux secrets affaissements. C’est donc avec une culture d’urgentiste que nous pilotons nos affaires, alors que la sagesse que j’évoquai plus haut nous enjoint d’avantage à écouter l’herbe pousser. Et ça n’est pas une posture passive, car notre économie donne très peu de chance aux contemplatifs ; non, bien au contraire, il s’agit d’une posture stratégique.

Car derrière la fascination que provoquent toujours les crises, les séismes, et à la démonstration de force qui s’en suit généralement, il existe une autre manière, plus efficace encore, de gouverner, et qui donne son importance à la lenteur, à la secrète tectonique des plaques, ces révolutions muettes qui agissent millimètre par millimètre, mais qui sont bien plus cruelles, et qui arrivent à leur fin, quelle que soit la vigueur de leurs adversaires. On dit parfois que l’Occident est identifiable au jeu d’échec, jeu hiérarchisé, frontal, déclaratif, là où l’Asie se reconnait dans le go, par l’encerclement et l’égalité des pierres.

La crise que nous vivons aujourd’hui est donc certes verbalisée par ce virus, mais elle ne fait que formuler ce qui se préparait tout bas depuis longtemps. La crise rapide révèle la crise lente. Et passée la sidération pour la partie sanitaire – ce qui n’est pas rien ! – nous devons accorder de l’attention à ces signaux faibles, qui, mis bout à bout, dessinent le cycle pertinent de la transformation de nos affaires. Derrière ces effondrements les plus visibles, c’est avant tout une matière symbolique qui est en pleine transformation : le lien, véritable énergie sociale, et dont la partie économique n’est qu’un aspect.

Chaque personne a pu faire l’expérience intime, durant le confinement, que passé la surprise de notre adaptabilité, la béance du manque et du vide est arrivée très vite, et toutes ces petites relations, qui jour après jour se sont atténuées, ont rendu l’expérience ennuyeuse. Nous sommes des êtres de parole nous rappellent les psy, et nous sommes des êtres de lien devons-nous dire, nous-autres entreprises de service. Ces semaines calfeutrées ont révélé combien la substance de nos organisations était construites sur la valeur du partage, des rites d’échange, de considération, de la célébration de l’espace commun, et de toute une écologie relationnelle que cette crise nous oblige à reformuler.

Ainsi, la crise rapide nous impose la distanciation sociale, la pire des punitions pour nos métiers du lien, mais c’est tout autant une manière de redéfinir ce qui nous caractérise. L’or du lien, que beaucoup ne voyaient pas tant il était évident, et dont nous mesurons la valeur maintenant qu’il n’est plus, c’est bien de cela qu’il faut parler. Pour redire que cela constitue ce à partir de quoi nos économies vont renaître. Il y a un cycle lent – la transformation de la confiance, de l’autorité, du statut, la légitimité des institutions – et un cycle court – la mise à distance physique et sanitaire -, les deux concourent à placer cette liturgie relationnelle comme essentielle à nos économies. Et nous obligent à penser en terme de communauté de destin.

Des quatre grandes crises qui, ces dix dernières années, ont touché le plus durement la vie sociale et donc, la vie des entreprises, on peut voir qu’elles ont été autant de transformations de cette dimension relationnelle. En 2010, la crise financière modifie l’idée même de la confiance dans les institutions. En 2015, les attentats de Paris rappellent la condition de vulnérabilité dans laquelle nous vivront désormais. 2019, les frondes populaires rappellent combien le doute sur les notions de progrès est vif ; puis 2020, c’est le moment où l’espace social devient hostile, et l’Autre, une menace. Le Covid est une continuation de la crise relationnelle par d’autres moyens, et rend incontournable l’idée qu’il n’y a d’issue que collective, et avec la force concertée des entreprises.

On prend conscience, par l’épreuve, qu’une part importante de la convivialité et du lien social vient se loger dans l’expérience transactionnelle, les entreprises orchestrent donc des relations d’appartenance, de considération, de cohésion qui vont bien au delà de leur simple dimension économique. Les anthropologues le savent bien, et rappelle que le premier des commerces est celui de l’amour et de la parole. La relation client est une relation pleine et entière, et se charge en ces temps difficiles d’une dimension sociale, qu’elle doit prendre à bras le corps, plus encore qu’elle ne l’a fait, et ce bien au delà de son seul intérêt économique.

Ainsi, rapide ou lente, la mutation révèle deux types d’entreprises : d’une part les entreprise extractives, celles qui puisent et assèchent leur écosystème. Celles-ci se condamnent elles-mêmes à court terme. D’autre part, les entreprises contributives, celle qui alimentent, régénèrent, redistribuent et font circuler une valeur, économique bien sûr, et relationnelle tout autant. Les entreprises ont désormais en charge cet enjeu, si les modèles mutualistes ou coopératifs bénéficient d’une certaine approche, ce sont désormais toutes les formes économiques qui vont s’intéresser à la résonance à la fois culturelle et économique qu’elles pourront déployer auprès des publics et de leurs territoires.

S’il a fallu étrangement une loi pour conduire les entreprises à formuler leur raison d’être, voire qu’elles choisissent un statut légal d’entreprise à mission, c’est que cela avait été jusque-là inutile, ou allant de soi. Préférons la deuxième option, celle où il était donc évident que l’entreprise avait des valeurs, et qu’elle se battait pour les faire perdurer, et qu’elle devait donc prévenir rationnellement une destruction de son écosystème. Prenons comme un signe du temps toutes ces entreprises qui placent comme stratégique l’enjeu de l’impact, de la transition, de la contribution sociétale, et définissent ainsi une continuité de la valeur économique et de l’utilité sociétale.

Juste avant que tout ne s’effondre, en début d’année, nous étions sur le point de redécouvrir cette valeur du lien, de la considération, du difficile exercice de la coexistence vertueuse, celle par laquelle un plus un égale trois, et qui définit, en creux, la véritable valeur ajoutée des entreprises d’aujourd’hui. Dans un monde où l’on s’aperçoit que la vacuité a parfois pris le dessus, dans un monde où trop d’objets sont produits dans un moment déjà saturé d’objets, il incombe aux entreprises de prendre la main sur un destin commun, car il est désormais établi que seules les entreprises auront la capacité d’agir et de mettre en œuvre cette aspiration collective, au-delà de l’économique, d’une existence vertueuse et de sa transmission.

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